Point de vue sur la santé mentale, par Hachem Tyal
Paru dans DoctiNews, n° 161, janvier 2023
Selon une étude récente, 48,9% des Marocains âgés de 15 ans et plus présentent ou ont déjà présenté des signes de troubles mentaux. Quelle lecture faites-vous de ce chiffre ?
Ce chiffre doit être considéré dans un sens très large renvoyant en fait à tout trouble que la personne aurait eu dans son existence, aussi léger soit-il, comme une insomnie passagère ou une angoisse ponctuelle. En réalité le Maroc présente, en termes de prévalence des maladies mentales, des chiffres semblables à ceux des autres pays soit : Environ 26% des Marocains ont fait, font ou feront un trouble dépressif dans leur vie, pratiquement 10% sont atteints de troubles anxieux et 5 à 6% de troubles bipolaires. La schizophrénie représente, quant à elle, environ 1% des troubles mentaux.
Quelles sont les maladies mentales les plus répandues au Maroc ?
La dépression vient en tête des maladies les plus fréquentes au Maroc, suivie des troubles anxieux, qui constituent, eux aussi, une part importante des demandes de consultation. Ces troubles peuvent se présenter sous plusieurs formes. En effet, l’anxiété peut être seule ou s’inscrire dans le cadre d’autres troubles, comme les phobies, les troubles obsessionnels compulsifs…Encore une fois, les maladies mentales au Maroc ne sont pas plus fréquentes que dans les autres pays du monde. Les différences qui existent le sont dans l’expression cliniques des troubles et, bien évidemment, dans la prise en charge des personnes malades.
Le nombre des psychiatres est très faible au Maroc. A quoi attribuez-vous cette situation ?
La psychiatrie est, en effet, sous représentée parmi les autres spécialités au Maroc. Nous sommes très loin des chiffres minimums adoptés par les pays qui prennent en charge convenablement leurs malades présentant des troubles mentaux. Ainsi, nous avons pratiquement 9 à 10 fois moins de psychiatres qu’en Europe dans cette spécialité (1 psychiatre pour 100000 habitants au Maroc/9,4 en Europe) et presque 2 fois moins que les chiffres minimums requis par l’OMS (1,7 pour 100000 habitants). Il est vrai que de grands efforts sont déployés en matière de formation, à travers notamment la création de nouvelles facultés de médecine privées et de CHU ; il n’en demeure pas moins que nous faisons toujours face à une grande pénurie de psychiatres. Ceci s’explique par le peu d’engouement des étudiants en médecine pour la spécialité parce qu’elle est très difficile et fort astreignante voir dangereuse dans sa pratique. Son exercice est difficile car elle touche à la psyché, instance qui est d’une incroyable complexité dans son fonctionnement dont l’exploration ne bénéficie d’aucun outil d’exploration à même de permettre des confirmations diagnostiques précises et dont la réponse thérapeutique est certaines fois aléatoire.
En plus de cela la difficulté à suivre cette voie de formation pour les étudiants en médecine est liée, certes dans une moindre mesure, au fait que son exercice est loin d’être aussi « rentable » que bien d’autres spécialités car extrêmement chronophage.
Une autre raison de cette désaffection de cette spécialité est liée au fait que son exercice expose, plus que dans toute autre discipline médicale, à des risques de poursuites judiciaires parfois graves de conséquences. A ce propos, toujours dans ce domaine du juridique, il existe une loi très préjudiciable pour les psychiatres et l’exercice de la psychiatrie qui a déjà été adoptée en conseil du gouvernement en 2015, loi qui est actuellement en stand-by et qui pourrait, si elle est adoptée telle quelle un jour, compromettre complètement l’avenir de la spécialité au Maroc. Selon cette loi, en effet, le psychiatre peut être attaqué en justice pour des choses insignifiantes par rapport à la sanction comme le fait de ne pas avoir signalé dans les temps impartis l’hospitalisation d’une personne malade hospitalisée sans son consentement. Ceci est terrifiant pour les psychiatres, surtout les plus jeunes d’entre eux, qui ne peuvent accepter l’idée qu’ils aient fait d’aussi longues études pour se retrouver incarcérés un jour à cause de petits problèmes administratifs. Toutes ces problématiques font que la psychiatrie au Maroc n’attire pas beaucoup de jeunes médecins en formation et risque d’en attirer de moins en moins.
Ceci sans parler du fait que beaucoup de médecins, toutes spécialités confondues, parfois même fraîchement diplômés, quittent de plus en plus le pays, ce qui est extrêmement grave en soi. En effet, selon un rapport établi par un groupe de travail sur le système de santé réalisé en juin 2021, pas moins de 7000 médecins ont quitté le Maroc à ce jour, pratiquement 30% des diplômés de facultés de médecine (603) ont quitté le Maroc en 2018, 70% des étudiants en médecine déclarent vouloir quitter leur pays à la fin de leurs études. No comment pour l’avenir de la médecine et de la psychiatrie dans notre pays, pour ce qui concerne en tous cas le capital humain.
Dans quelle mesure le déploiement de la couverture sanitaire au Maroc peut-il aider à améliorer la prise en charge des maladies mentales au Maroc ?
Nous espérons que la généralisation de la couverture sanitaire pourra donner la possibilité aux patients de bénéficier de la prise en charge totale de leurs soins psychiatriques en leur faisant bénéficier de l’exonération du ticket modérateur pour tout ce qui concerne leur maladie mentale, car les soins durent souvent longtemps en psychiatrie compte tenu de la chronicité de beaucoup de maladies psychiques. Il est inconcevable que les familles aient à se soucier, dans ce cas, en plus de la maladie de leurs enfants, du coût de celle-ci.
Que peut faire la Fédération pour répondre aux besoins en soins spécifiques des malades mentaux ?
Les associations de malades ont élaboré, à travers la Fédération Nationale pour la Santé Mentale « FNSM » que je préside actuellement, un plaidoyer pour sensibiliser toutes les parties prenantes à cette problématique. Ce plaidoyer est dicté par la conviction qu’ont les membres de la Fédération que ce n’est pas parce qu’on souffre d’une maladie mentale qu’on est exclu systématiquement de la société. Il est décliné en 60 points distribués sur les plans général, juridique, médical, social et de prévention.
Les grandes lignes de ce plaidoyer sont, en plus la lutte contre la stigmatisation de la maladie mentale, une meilleure accessibilité aux soins, l’humanisation des soins psychiatriques en préservant la dignité des patients et de leurs familles et une réelle amélioration de la qualité de la prise en charge des patients. Cette amélioration de la qualité des soins devrait se faire en renforçant les possibilités d’accès pour eux à des activités thérapeutiques (l’ergothérapie), à des groupes de parole et à de la psycho-éducation, à de la psychothérapie… ceci en raison du fait que le traitement médicamenteux ne constitue qu’un volet de la prise en charge globale du patient. Mais tout ceci a un coût, et c’est pour cette raison que dans notre plaidoyer, nous rejoignons les professionnels de la santé mentale pour demander une revalorisation de la Tarification Nationale de Référence concernant le soin psychiatrique afin qu’elle tienne compte du coût réel de soins de qualité pour que les patients présentant des troubles mentaux puissent bénéficier des meilleurs soins psychiatriques possibles car en matière de santé en général et de santé mentale en particulier le citoyen marocain ne peut avoir droit à autre chose qu’à l’excellence.
Enfin la Fédération vient de créer une application qui va faciliter considérablement l’accès aux soins du citoyen en matière de maladie mentale à travers la compréhension de ces maladies (en arabe, en français et en amazigh), l’orientation sur les centres de prise en charge de celles-ci (centres médicaux publics et privés, centres médicaux-sociaux ou centres de réhabilitation psycho-sociales), l’orientation sur les praticiens de proximité (psychiatres et psychologues) ainsi que sur les agences de proximité dédiées au remboursement des soins.
Vous êtes le président de la Fédération Nationale pour la Santé Mentale. Quelles sont vos principales revendications actuellement ?
Au sein de la Fédération, nous nous mobilisons pour l’amélioration de la prise en charge des personnes présentant des troubles psychiques comme dit précédemment, de même que nous nous mobilisons contre la stigmatisation de la maladie mentale et pour le développement des centres et des espaces d’accueil de proximité pour les personnes présentant des troubles mentaux lourds et chroniques afin de favoriser leur retour à la vie, leur réhabilitation psycho-sociale. Cette réhabilitation consiste en le fait de mettre à la disposition des patients des outils cognitifs et comportementaux qui leur permettent de retrouver leurs compétences perdues en raison de leur maladie psychique, préalable indispensable à leur réintégration à la vie active. Pour cela, il faut créer des centres de réhabilitation psychosociale dans au moins chacune des préfectures du royaume, parce qu’il est inconcevable que ces centres soient éloignés des lieux d’habitation des citoyens.
Nous nous mobilisons également au sein de la Fédération pour que ces centres puissent disposer d’espaces d’accueil pour les familles des malades, car il est important que les familles partagent et mettent en commun leur expérience avec la maladie. Nous voulons aussi que les familles bénéficient, dans ces espaces, de programmes spécifiques de formation qui les aident à gérer les problèmes psychiques et comportementaux de leurs enfants sachant que quand ces programmes sont dispensés il y a réduction de prêt de 50% des taux de suicides et de ré-hospitalisations ce qui est riche d’enseignements. Dans ce sens, il existe un programme, le programme ‘Profamilles”, qui a été développé par un groupe de professionnels, dont le Dr Said Fettah de Mulhouse, programme que nous avons généralisé au niveau de 6 associations au Maroc actuellement. Mais nous sommes encore loin du compte, puisqu’il faudrait que ce programme soit généralisé à tout le pays. Pour ce faire, nous sommes en train, au sein de la Fédération, de procéder à sa traduction en arabe (plus de 2000 pages en Darija) pour faciliter l’accès du citoyen à son contenu.
Nous souhaitons, en outre, pouvoir créer plus de centres adaptés à la prise en charge des addictions ainsi que des structures spécifiques aux problèmes des enfants et des adolescents qui ne doivent surtout pas être oubliés.
Un dernier message…
Nous avons besoin de développer une psychiatrie marocaine qui tienne compte des spécificités de notre pays, en créant des outils de soins adaptés à celui-ci et en développant certains nouveaux concepts pour le pays comme ceux de « familles d’accueil », de « fermes thérapeutiques », de « centres de jour » pour enfants et adolescents, d’« équipes psychiatriques mobiles ».…
L’amélioration de la prise en charge des maladies mentales au Maroc nécessite la mobilisation de tous les acteurs concernés à savoir les préfectures et wilayas, les organismes de remboursement, le Ministère de tutelle, les organismes régulateurs de la santé, les établissements publics de soins, les établissements de soins privés, les psychiatres privés et les psychologues.
Quand on sait que les troubles mentaux sont la principale cause d’invalidité dans le monde et que les personnes atteintes de ces troubles ont une durée de vie réduite de 10 à 20 ans on se rend compte que l’enjeu en la matière est énorme et que le chantier est immense.
Bien évidemment, les associations de familles de personnes présentant des troubles mentaux et d’usagers de la psychiatrie sont la pour relever ce défi, conscientes qu’elles sont qu’elles ont un rôle majeur, même central à jouer dans ce projet ; elles sont aujourd’hui plus que jamais prêtes à avancer dans la mise en œuvre du plaidoyer de la Fédération, mais elles ne peuvent le faire que si tout le monde est conscient du problème et que les responsables de la santé dans notre pays sont disposés à les accompagner dans sa réalisation.