Moustapha Safouan, psychanalyste de renommée internationale et figure éminente de l’école initiée par Jacques Lacan, est décédé le 7 novembre 2020.
Après ma réussite au concours d’internat en psychiatrie de Paris, j’ai décidé de commencer une analyse. Au cours des années soixante-dix, il était difficilement concevable d’être considéré comme étant un bon psychiatre si on n’était pas passé par le divan. Sans hésiter, je me suis adressé à Moustapha Safouan. Après avoir écouté mon histoire, il me posa la question : « Pourquoi vous êtes-vous adressé à moi ? » Ma réponse fut : « Parce que vous êtes Arabe et que vous pouvez mieux me comprendre ». Il me dit alors qu’il valait mieux que je voie quelqu’un d’autre car en psychanalyse l’essentiel n’était pas de comprendre. Je ne renonçai pas à ma demande et j’insistai : « Oui, mais pourquoi pas, si c’est ce qui me motive pour venir vers vous ? » Il me répondit que si cela pouvait être aisé au départ, dans un deuxième temps il me serait plus difficile d’analyser le fantasme que ma demande recouvrait. Il me conseilla alors deux autres analystes. J’entrepris le travail avec l’un d’eux. Je compris plus tard que je cherchais en Moustapha Safouan un bon père arabe. De plus, j’avais parlé avec lui en français et non pas dans ma langue maternelle, ce qui confirmait davantage le fait que ma demande ne se référait pas à la langue que l’analyste était censé avoir en commun avec moi mais à une supposée même appartenance culturelle.
Six années plus tard, mon analyse touchant à sa fin, j’ai décidé de rentrer au Maroc mais non sans avoir pris soin de choisir mon analyste pour le contrôle. Je revins alors voir Moustapha Safouan. Cette fois, sans qu’il n’ait à me poser la question « Pourquoi moi ? », je me suis avancé avec le motif que j’aurais des patients parlant l’arabe au Maroc et qu’il était important que je puisse restituer les mots de mes futurs analysants dans leur langue, que ce soit l’arabe ou le français. Il me donna comme seule réponse : « On verra ». J’avoue que j’étais déconcerté. Ce n’était ni un oui, ni un non. Je me suis posé beaucoup de questions. Lorsque j’ai commencé à exercer au Maroc, j’ai enfin entendu ce que sa réponse signifiait. S’il m’avait répondu « Oui, je vous prends en contrôle », il m’autorisait à exercer en tant qu’analyste, ce qui est contraire à l’enseignement de Lacan. Je précise que je n’avais à ce moment-là pas encore de patients marocains. Après mon retour au Maroc et après avoir reçu mes premiers analysants, je suis revenu le voir. Il accepta de me prendre en contrôle.
À distance de ce travail qui dura cinq années avec des allers et retours mensuels entre Rabat et Paris, je lui ai demandé un rendez-vous pour avoir un avis et un conseil. J’étais sur le point de fonder, avec quelques collègues, la première institution psychanalytique au Maroc. Nous étions peu nombreux comme analystes et nous ne pouvions pas prendre en analyse des collègues dont nous étions proches. J’ai alors pensé à une solution non orthodoxe, celle de faire venir un analyste de Paris à Rabat une fois par mois pour prendre en analyse ces collègues avec un rythme espacé des séances. Moustapha Safouan me répondit que c’était possible et m’y encouragea. Il me fit même part de son intérêt pour ce travail en me demandant de le tenir au courant. Lorsque j’ai voulu le payer, il refusa et me dit : « Non, ça c’est la politique ! ». Il avait des mots justes et tranchants, une grande rigueur et une éthique de la psychanalyse.
Enfin, j’ai eu le bonheur d’être associé au projet qu’il avait de créer une « Union des psychanalystes arabes », projet qui avait commencé au Liban et s’est poursuivi au Maroc puis en Égypte. Il avait souhaité créer cette « union » au Maroc, pays arabe dans lequel les conditions sociales, juridiques et politiques lui paraissaient favorables pour cette fondation. Le projet n’a pas abouti comme il l’avait pressenti dans la lettre qu’il nous avait adressée. Mais il m’a permis d’avoir de riches rencontres, de mettre au travail mon désir d’analyste et mon désir de transmission de la psychanalyse au Maroc .
Jalil Bennani
Rabat, le 23 novembre 2020
Vous pouvez trouver d’autres hommages à Moustapha Safouan sur le site d’Espace analytique https://www.espace-analytique.org/Evenements/7692