Publications

Corps, miroir et transfert

Si Mostafa Ettajani

La posture du supposé savoir en relaxation  

Le thérapeute est capté aussi par le corps de l’autre, sa posture, sa motricité et son regard rentrent également en jeu dans cette expérience singulière ; la capacité de « faire miroir » repose sur le supposé « corps libre : corps /sujet ».

La relaxation permet, pendant la séance une véritable exploration du corps et de l’image mentale « à condition que le toucher et la mobilisation s’accompagnent de signifiants qui n’ont rien à voir avec une pédagogie cognitive ou une description imaginaire mais avec une reconnaissance symbolique (J. Bergès 2005) ».

Il y a en effet, quelque chose qui vient se re-jouer dans la relaxation par et dans le transfert Corps/miroir du coté du processus de subjectivation du corps…

Le cadre

Il s’agit de la relaxation thérapeutique « Méthode Bergès » dans une institution qui accueille des enfants en situation de la rue ; souvent, ils arrivent au centre avec des histoires très compliquées où se mêlent la violence physique, la précarité sociale et l’abus sexuel.

L’idée de créer ce groupe était animée par un souci de permettre à ces enfants un espace où leur corps puisse trouver d’autres moyens d’expression en dehors de ce que m’est donné à voir dans mes réunions de supervisions avec l’équipe éducative, notamment en ce qui concerne la violence fréquente entre enfants et adolescents, des cas de tentative de viol, l’échec scolaire et récemment un phénomène de groupe sans précédent, « l’énurésie par groupe ».

Une situation de « malaise dans l’institution » à travers laquelle je sentais qu’il s’agit d’une répétition où se jouait en même temps la séparation souvent violente et culpabilisante des parents et des enfants, en écho à une institution mise à l’épreuve.

La proposition de la relaxation est faite par le biais des éducateurs, ainsi que la constitution du groupe composé de 8 enfants dont 6 garçons et 2 filles. La violence, les difficultés relationnelles et les troubles de l’apprentissage sont pour l’essentiel les critères de propositions de ce groupe.

Dès le début de la relaxation avec ce groupe d’enfants/adolescents, je me suis interrogé sur les manifestations du « malaise dans le corps », de la crispation, avec des difficultés à se laisser à la détente du corps, l’agitation, hypertonie musculaire et les difficultés de respiration, allant jusqu’à me demander si cette sollicitation à l’expérience de la relaxation n’est pas trop angoissante.

Je me suis senti, dans le même temps, sollicité et intrusif ; j’ai vite compris que le transfert est déjà là ; le corps est mis en scène au regard « corps » du thérapeute que je suis !

Le corps espace/relaxation, les lieu/lien sont déjà là dans une chorégraphie dans et par le transfert qui vient raconter une histoire souvent difficile à lui trouver les mots pour le dire…

Corps allumé, Corps menacé et le transfert

Je vais vous présenter le cas d’une fille âgée de 11 ans que j’ai appelé Saida. L’intéressée montre un visage juvénile, un corps chétif et une allure et habillement d’un garçon. Elle se distingue par une scolarité plus tôt bonne ; en revanche, et sur le plan du comportement, son éducateur référant se plaint de sa rigidité et sa grande brutalité envers les garçons. Dès le début, Saida a manifesté son intérêt pour la relaxation. Elle prend place, souvent, entre les garçons et se laisse aller au travail de relaxation avec une implication notable ; mais ses yeux sont presque tout le temps ouvert.

Après plusieurs séances, et dans l’espace parole du vécu de l’expérience de la relaxation qui était marquée par le silence, elle prendra la parole un jour pour me/nous dire : « Quand tu me demandes de visualiser mon corps, je vois au niveau de mes articulations, épaules, coudes et poignées des boutons allumés en rouge et entre ses boutons une lumière bleu qui relie mes articulations. ». Dans la séance qui suivit, elle dira : « Quand vous posez votre main sur mes articulations ça me déconcentre ». Dès lors à la troisième séance elle se couvrira totalement d’un drap ; chose que j’ai respectée, en évitant de procéder au toucher. La séance d’après, elle revient à son attitude habituelle sans se couvrir à nouveau.

A la séance de (la nuque) et dans la continuité des séances « espace parole », elle évoquera le fait que lors de la séance précédente elle a pensé à « la morsure du scorpion » en disant : « Si un scorpion me mord sur le pied, je serre mon pied avec un foulard pour arrêter la propagation du poison, mais si la morsure est sur le cou, que peut-on faire ? Serrer le cou ? ».

Voilà que le corps de la jeune fille, dans et par le transfert du corps, vient raconter une histoire dont le corps constitue comme disait Bergès, « le réceptacle des manœuvres de la mère, de ses soins, de ses fantaisies érotiques, de ses interventions. » J’ajouterai à cela le contexte de la précarité sociale, celle d’un environnement intrusif et menaçant. Ainsi, on peut noter que le réel du corps ressenti, à travers le toucher de l’articulation,  comme des « boutons allumés en rouge »  et entre les articulations  « une lumière bleue » qui relie les articulations vient s’associer à cette image « lumière » pour dessiner en même temps ce corps « éteint » et ce corps « allumé » ;  cette tentative de nouage à travers la parole va donner lieu au ressenti de la « concentration /déconcentration »  comme dans une tentative de re-subjectivation  de corps qui redoute et qui est redouté. « Quand vous posez votre main sur mes articulations ça me déconcentre », dira-t-elle pour arriver à se protéger du regard du thérapeute et de son toucher ; nous notons à travers cette révélation, une tentative de revitaliser de ce corps, dont les contours sont désignés par « lumière ».

Le besoin de couvrir l’ensemble de son corps, révèle aussi un corps qui semble menacé par le regard et le toucher du thérapeute ; l’expression de la menace va s’exprimer aussi par « la morsure du scorpion ».

L’intéressée demande à deux reprises demande de me parler à part et chaque fois que je lui donne rendez-vous, elle reste sans parole, elle se contente de me demander de questionner l’éducateur référent qui connaît son histoire.

(Je précise que cette fille est venue au centre suite à l’intervention d’une association tierce qui travaille en milieu ouvert ; elle a été retrouvée dans un mausolée avec sa mère prostituée et d’un père non connu..).

Dans l’expérience parole du vécu de la séance (Le visage et la mâchoire) Saida va prendre davantage la parole dans le groupe ; mais cette fois-ci sur un mode ironique. Elle raconte une scène de séduction entre un homme salafiste et une femme salafiste qui pendant que chacun effectue ses ablutions pour faire la prière, le salafiste invite la femme d’un geste des mains à sortir avec lui, la femme salafiste lui demande aussi par un geste de la main s’il a de l’argent, l’homme répondit qu’il n’a pas d’argent et la femme lui répondra par un bras d’honneur lui signifiant le rejet de sa demande.

Je pointe ici deux points essentiels dans cette histoire érotisée mettant en jeu le corps dans son langage et accompagnant ce langage par les mots dans un récit ironique et une mise en scène impliquant aussi bien le thérapeute que le groupe ; qui accueille cette histoire avec jubilation et rire.

– Le premier point concerne la manière par laquelle Saida revient à l’érotisation de son corps sur un mode symbolique transparent au regard de ce qui était donné à voir dans (le corps boutons rouges et fils bleus) ou dans un corps ou le désir est mortel (le scorpion sur le cou).

En effet, par l’érotisation du corps, Saida vient mettre l’accent sur cette oscillation donnée à voir entre la posture d’une fille cherchant une place particulière chez le thérapeute et une posture d’un garçon manqué marqué par la brutalité et la violence qu’elle montre à l’égard des garçons du groupe, Saida passe son temps avant chaque séance à faire de la bagarre avec les garçons.

Je peux considérer que le récit érotisé de Saida vient ici mettre en scène les effets traumatisants de son enfance marquées par la prostitution de sa mère et de sa sœur ainée ; il faut préciser que Saida ne connait pas son père.

– Le deuxième point de cette histoire montre comment Saida s’est servie d’un aspect de la religion pour filtrer la question du désir ; dire que l’inconscient trouvera, et même dans les retranchements les plus profonds de la culture, les moyens pour s’exprimer.

Des éléments d’hystérisation sont à noter dans le discours de Saida, qui semble moins rigide et qui, par cette tentative de mise en scène érotique, prend la posture de séduction envers le groupe « garçons » et envers le thérapeute « homme ».

Dans la phase de (généralisation), toujours dans un récit narratif, Saida raconte une histoire qui lui passait par la tête lors de la relaxation ; elle s’est vue dans une forêt toute seule avec un enfant dans le ventre et un autre en bas âge. Elle rencontre un homme (djini gentil) qui lui promit de l’aider elle, ses enfants et son mari mais à condition qu’elle lui garde le secret. Saida a passé de belles journées dans la compagnie de ce djini ; mais un jour elle raconta le secret à ses copines et le djini finira par la dévorer.

Saida raconte ici une histoire qui vient raconter une autre histoire ; une histoire, peut-être, relatant la précarité sociale de Saida ; en s’identifiant à une mère qui pour nourrir ses enfants va se mettre en danger et avec un père (le mari) impuissant. La défaillance paternelle et la précarité sociale sont pointées par cette histoire.

Cette révélation affabulatoire vient dans la séance de (généralisation) et à la marge de cette séance, Saida s’approcha de moi pour me dire que le toucher ne la déconcentre plus.

Des éléments de sa réalité sociale traumatisants sont mis en mots avec une tentative de fuite dans le fantastique laissant apparaître des fragments  de son histoire réelle comme c’est le cas dans une histoire qu’elle va raconter juste après celle de l’homme (djini) ; elle se souvient de la visite de sa mère à la tombe de son père (le grand père de Saida), la mère demande à sa fille de lui chercher de l’eau, dans son chemin pour trouver de l’eau pour sa mère, Saida va rencontrer une femme assez grosse, avec des seins qui tombent par terre et des longs ongles, la femme pleurait avec des larmes en sang, Saida a eu peur et revenue en courant chez sa maman ; elle parle d’une femme (djini).

Il faut rappeler que Saida a vécu dans un cimetière ; lieu et refuge pour une prostitution sauvage et marginale ; le corps de la mère et de la sœur ainée dans ce lieu a fait l’objet de transactions sexuelles et de violence ce qui a, certainement marqué Saida qui souffre aussi de fragilité narcissique, notamment quand elle s’identifie au corps de la mère, un corps souffrant, un corps violenté, un corps qui n’est pas libre.

Conclusion

On peut souligner que la prise de conscience de Saida par son corps dans la séance de la (généralisation) lui a permis de manier son débordement émotionnel érotisé en s’appuyant sur le thérapeute, le supposé sujet libre, corps libre. Saida paraît moins troublée par cette expérience du vécu corporel en relaxation marqué par le respect du corps de l’autre ; effet de miroir, ce qui lui a permis de parler même si cela reste sous forme d’affabulation où le réel et l’imaginaire se télescopent ; les fragments de réalité de l’histoire de Saida sont évoqués dans une tentative de mise en place d’un roman familial, introduisant un processus d’élaboration progressif de ce qui a marqué son histoire d’absurdité et de violence.

Lors de la dernière séance de relaxation de cette année (respiration) Saida viendra vers moi pour demander pourquoi je pose ma main différemment sur le thorax des garçons par rapport à elle…

A travers cette expérience de la relaxation qui a duré une année et demi et à travers son appui sur le groupe et son transfert au thérapeute, je peux noter que Saida, semble oser poser la question, d’une manière contournée sur ce que c’est une fille… peut-on parler, à travers ce questionnement d’une ébauche d’un début du processus d’élaboration psychique ?

Si Mostafa Ettajani, Psychologue, Psychanalyste  

Bouton retour en haut de la page